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Photo du rédacteurSimon Dusigne

Conférence au Musée d'Orsay sur la Naissance du Théâtre d'Art au XIXème, par Jean-François Dusigne





"A la fin du XIXème siècle, le projet wagnérien de « Gesumstaltwerk » (oeuvre d'art totale) entérinait l’idée que l’opéra pouvait devenir l’art suprême, susceptible de réaliser l'union de tous les arts autour d'une oeuvre.


C’est alors qu’apparut le terme de « théâtre d’art ». Fondateur à Paris du Théâtre d’Art en 1891, Paul Fort peut être considéré comme l'inventeur de l'intitulé. Puis le Théâtre d'Art est devenu dès 1893 le Théâtre de l'Oeuvre sous la nouvelle direction de Lugné-Poe.


Au cours de la vingtaine d’années qui recouvre le début du siècle, l’idée-programme de théâtre d’art est successivement apparue dans les divers pays d’Europe sans que le choix eût été concerté, sous les traductions variables de Théâtre d’Art, Théâtre Artistique ou même Théâtre des Artistes. Constantin Stanislavski et Némirovitch Dantchenko fondent le Théâtre d'Art de Moscou en 1898. Fritz Erler, Georg Fuchs et l'architecte Max Littmann ouvrent le Théâtre d'Art de Munich (Münchener Künstlertheater) en 1908.


Au début du siècle, l'anglais Edward Gordon Craig établit quant à lui en théorie un modèle de théâtre d'art idéal. La reprise de l'intitulé révèle une communauté de préoccupations au-delà du contexte particulier à chaque pays : on entend rehausser le niveau artistique du théâtre jusqu'à lui conférer un statut spécifique parmi les autres arts.


L'Europe entière est en pleine mutation. Le progrès industriel n’a cessé de bouleverser les rouages de la société et commence à modifier les modes de vie, jusque dans les moindres aspects du quotidien.


En fondant en 1887 le Théâtre Libre, André Antoine fut le premier à reconsidérer l’ensemble de la pratique théâtrale, son organisation, ses modes de travail. Phénomène de société, l’effet du Théâtre Libre suscite encore aujourd’hui l’étonnement : presque simultanément, ce petit théâtre non régulier, aux conditions précaires, fait d’amateurs, est imité dans l’Europe entière. Car de partout, un besoin de renouveau s’est fait sentir. Le théâtre paraît s'enliser dans une pratique routinière. Avec l'invention de l'électricité, les anciens procédés d'illusion ne peuvent plus convaincre. Face au développement prometteur de techniques nouvelles, le théâtre semble tomber en désuétude.


Contre le cabotinage des monstres sacrés, Antoine professe la sincérité. Il appelle non plus à jouer mais à vivre son rôle. A l'instar de la troupe allemande des Meininger, il met en avant l'idée de l'ensemble, au service de l’œuvre d’un auteur. Pendant que la modernisation des techniques rend plus complexe les fonctions traditionnelles de régisseur, la scène "libérée" de ses vieilles conventions conduit Antoine à poser les jalons d'un nouveau principe de mise en scène…


Mais voici que Paul Fort et Lugné-Poe entendent rivaliser avec ce jeune théâtre en vogue, qu’ils considèrent comme le bastion du naturalisme.

En se présentant comme les champions du Symbolisme, Paul Fort et Lugné-Poe s’érigent donc en concurrents directs du Théâtre Libre. En fondant leur théâtre, ils prônent la croisade de la Poésie contre toute forme prosaïque. Dans leur quête idéaliste, accompagnée d’un rejet des idéaux classiques, qui sont bousculés au profit d’un renversement des valeurs, ils reprennent à bon compte l’affirmation de Charles Baudelaire : « Le beau est toujours bizarre. »


La crise politique et historique du siècle finissant d’où finira par sourdre l’Affaire Dreyfus accentue le dédain pour la chose publique, le repli sur soi et l’exaltation de l’art où prédominent le goût du disparate et un penchant pour l’indéfinissable. L’artiste est considéré comme détenteur des arcanes d’accès dans les abîmes de la réalité intérieure, et son rôle consiste à mettre à jour le résultat de ses incursions dans les régions méconnues du psychisme. Estimant que les chefs d’oeuvre ne peuvent s’adresser qu’à l’« imagination des initiés », le Théâtre d'Art de Paul Fort entend tourner le dos au suffrage du plus grand nombre : d'emblée, il s'affirme élitaire et appelle ses initiés.


Le théâtre convie peintres, musiciens, poètes, à venir concourir sans aucune préséance. La moindre brochure éditée pour présenter le programme d’une soirée est préparée avec soin et requiert le concours de plusieurs artistes : outre les quelques articles qui ont trait à la soirée, on y publie des poèmes, parfois des nouvelles.


Le tout est accompagné d’un grand nombre de dessins originaux et de gravures signées de peintres encore méconnus ou déjà célèbres tels Manet, Daumier, Gauguin, Maurice Denis, Vuillard, Séruzier, Bonnard, Ranson, Roussel, Van Gogh ou Redon. Ceux-ci peuvent aussi brosser des toiles qui serviront de décor. Les peintres dont les oeuvres ont été refusées par les galeries trouvent à l'occasion de ces soirées un public pendant que d’autres accroissent une célébrité naissante. Des toiles sont également accrochées aux murs de la salle ou dans le hall d’accueil. Elles sont même parfois l’objet d’une présentation spéciale sur la scène, accompagnée de musique.


Les peintres Nabis notamment trouvent là un terrain de prédilection : ces derniers souhaitent en effet ne pas rester enfermés dans la peinture de chevalet et s’évertuent à développer un “art décoratif” : la peinture de paravents, de rideaux ou de toiles pour le théâtre répond complètement à leur démarche. Ce faisant, la scène se rend davantage perméable aux influences et préoccupations d’une esthétique picturale en pleine évolution, qui entrevoit l’espace scénique comme un lieu de visions ou de prophéties. On conçoit le théâtre comme projection imagée, formulation de mondes intérieurs. L’objet du poète n’est pas de faire un calque de la réalité tangible. En se servant des mots de tout le monde, il les coule dans une syntaxe personnelle qui lui permet de développer un art incantatoire.


Mais les tentatives de mettre en pratique une telle conception de la représentation conduisent à privilégier la parole au détriment du spectacle, toujours en deçà d'une beauté imaginée. Dans la mesure où la scène doit demeurer une zone étrange, être perçue comme un lieu imaginaire où apparaissent et disparaissent des fantômes, l'acteur ne peut manquer de se heurter à la difficulté de figurer un fantôme de papier ou d'incarner une idée, sans décevoir par la matérialité de son propre corps.


L’influence de Mallarmé auprès des animateurs du Théâtre d’Art puis de l’Oeuvre s'est conjuguée avec celle de Musset. On assimile l’expérience du spectateur à celle d'un lecteur, et l'on actualise la formule du « Spectacle dans un fauteuil ». « La parole crée le décor comme le reste. », formule de Quillard lancée pour présenter sa pièce La fille aux mains coupées, devient le slogan du Théâtre d'Art. Pour que le théâtre ne soit qu'un « prétexte au rêve », le décor doit être une simple fiction ornementale « qui complète l'illusion par des analogies de couleurs et de lignes avec le drame. » Un récitant peut aussi décrire la situation, donner les didascalies ou suggérer l'atmosphère qui entoure le drame.


Dans le même temps, la démarche du Théâtre d'Art est fortement imprégnée des idées wagnériennes. Sous l’égide et le primat de la musique, elle-même symphonie, la scène serait l’endroit magique, le Temple où tous les Arts concourraient en harmonie. Par leur exaltation, le spectacle réveillerait des énergies psychiques en sommeil et favoriserait une communion. On prend alors au pied de la lettre le vers de Baudelaire« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » : des projections lumineuses changent de couleur à chaque scène, tentent de rythmer les élans de la passion.

Depuis les loges supérieures, des machinistes répandent sur la salle de l'eau de Cologne et divers parfums à l'aide de vaporisateurs… L'ambiance potache qui résulte des séances du Théâtre d'Art traduit le difficile accord d’un théâtre cherchant ses propriétés et sa raison d’être.


Il importe de ne pas dissocier le Théâtre d’Art du Théâtre de l’Oeuvre, fondé par Lugné-Poe sur les assises de ce premier en 1893. Les titres eux-mêmes sont significatifs de l’évolution produite et correspondent au projet visionnaire annoncé dès le début par le Théâtre d’Art : « Un Art nouveau va fleurir, s’il n’est fleuri déjà. Le Grand Oeuvre n’est pas édifié soit. Mais il doit s’édifier quelque part dans le Silence, synthétisant en les complétant les efforts individuels de Tous. »


Le Théâtre d’Art présentait un appétit d’englober tous les arts dans « un bouquet d’oeuvres talentueuses ». Ce syncrétisme initial va se convertir et se restreindre à une singularité : le théâtre. Ainsi, Lugné-Poe, ancien élève du Conservatoire et ex-régisseur du Théâtre Libre poursuit-il de façon plus concrète le programme de Paul Fort en se situant davantage en connaisseur et technicien « des planches » : « Une atmosphère aujourd’hui nous enveloppe, que ces efforts individuels de Tous ont créée. L’Oeuvre, demain s’y peut s’épanouir.» Lugné-Poe se réfère aux règles de l'art poétique, telles la versification, pour prôner une nouvelle manière de déclamer et s'écarter de la diction naturelle recherchée précisément par le Théâtre Libre.


Partagé entre la récitation du texte et l’interprétation de son rôle, l'acteur adopte une gestuelle hiératique ou décompose son mouvement jusqu'à le dissocier de sa déclamation. Les tentatives plus ou moins heureuses et maladroites qui se sont succédé au Théâtre d’Art puis à l’Oeuvre, ont marqué le besoin d’éprouver et de cerner par l’essai en quoi diffèrent les expériences respectives de lecteur, d’auditeur et de spectateur.

Peut-on considérer de la même manière le commerce personnel qui s’établit entre un poème et son lecteur, et l’expérience qui unit ou divise une assemblée face à ce même poème, « animé » ? Ces expériences auront permis d'explorer et de situer les limites de l'art théâtral.


Car dans le même temps, l’engouement pour le café-concert, le cirque, le théâtre d'ombres et l'apparition du music-hall constituent une concurrence réelle pour le théâtre. Les promesses de la lanterne magique, les inventions successives du praxinoscope-Théâtre (1878) et du Théâtre optique (1888), qui annoncent l'avènement du Cinématographe, font peser sur le théâtre une menace de caducité. En 1908, Jules Claretie ne s’exclamera-t-il pas, au sortir de la projection de L’Assassinat du Duc de Guise, premier « Film d’Art » : « Voilà bien là le théâtre de l’avenir ! ».


L'existence même du théâtre est en jeu, la question de sa survie est au coeur du débat. On se dit que relégué à un divertissement, le théâtre peut être amené à disparaître. Il lui faut tendre vers quelque chose de plus.


Pour que le théâtre puisse perdurer, on se déclare prêt à accepter des sacrifices et l'on souhaite proposer au public autre chose qu'un simple divertissement. On espère lui procurer une jouissance intellectuelle ou esthétique. De surcroît on lui promet une élévation au contact du sublime. On cherche à redéfinir les règles de l'art théâtral selon des valeurs universelles. Le désir d'asseoir le théâtre parmi les autres arts apparaît donc en filigrane.


A cette fin, le théâtre va tenter de se mesurer à d'autres pratiques que les siennes. Des points de comparaison vont être établis non seulement avec la peinture, la sculpture mais aussi la danse, la musique, sans oublier bien sûr la littérature qui soumet encore la représentation à une étroite dépendance.


Tous les secteurs du théâtre seront l'objet d'une investigation. Le choix du répertoire sera d'abord mis en cause, puis on s'intéressera aux différentes modalités de création auxquelles sera liée une refonte de l'organisation interne d'une structure théâtrale.

Les tâches respectives de chaque collaborateur seront systématiquement définies.

Une conception nouvelle de la représentation en tant que spectacle sera envisagée.

Le rapport scène-salle sera à son tour analysé et donnera lieu à de nouvelles propositions architecturales. Enfin, la fonction de spectateur sera elle aussi examinée.


Vouloir intégrer le théâtre dans le paysage des arts ne vise alors plus seulement à satisfaire une prétention esthète mais répond à un réel besoin d'affirmer l’autonomie du spectacle en tant qu'art.

A cette condition le théâtre peut survivre au XXème siècle et même envisager de se situer à la pointe de l'évolution moderne. "


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